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[Veille] Les chercheurs en psychologie ne se souviennent pas de leurs collègues femmes
En ce mois de mars 2024, le magazine Science nous reparle des résultats d’une étude de 2020 qui montre que les biais implicites des hommes continuent de perpétuer les différences hommes-femmes dans le champ professionnel de la recherche !
- L’étude scientifique parue dans American Psychologist: Odic, D., & Wojcik, E. H. (2020). The publication gender gap in psychology. American Psychologist, 75(1), 92‑103. https://doi.org/10.1037/amp0000480
- L’article de vulgarisation dans Science (en anglais): L’article de vulgarisation dans Science (en anglais): Rodrigo Pérez Ortega (2024), Men psychology researchers can’t seem to remember their women colleagues. Science.org https://doi.org/10.1126/science.ztic78x
Traduction semi-automatique du premier paragraphe :
Lorsqu’on leur demande de citer une personne experte dans leur domaine, les chercheurs en psychologie masculins nomment significativement moins de femmes que leurs collègues féminines, selon une nouvelle étude. Les résultats, qui reflètent le biais implicite des hommes, aident à expliquer pourquoi les femmes sont moins susceptibles que les hommes d’être citées pour leur travail ou d’être invitées à parler lors de réunions et à postuler à des emplois, même si plus de 70 % des doctorats dans le domaine ont été décernés à des femmes ces dernières années.
« Ceci devrait conduire à diminuer la grande importance que l’on accorde à l’Impact Factor dans l’évaluation du travail des chercheuses et chercheurs », déclare Asia Eaton, psychologue à l’Université internationale de Floride, qui étudie les causes sociales et psychologiques du sexisme – elle n’a pas été impliquée dans l’étude discutée. « Nous ne pouvons nous permettre d’accorder beaucoup de poids aux comptages de citations ou aux impact factors lorsqu’il existe un biais social évident dans la fréquence à laquelle les gens se souviennent et citent probablement des chercheurs hommes par rapport aux chercheuses femmes. »
Rodrigo Pérez Ortega (2024), Men psychology researchers can’t seem to remember their women colleagues. Science.orgQu’est-ce que l’Impact Factor ?
L’impact factor est une mesure utilisée pour évaluer la pertinence et l’influence d’une revue scientifique dans le domaine académique. Il est calculé en analysant le nombre moyen de citations reçues par les articles publiés dans cette revue au cours d’une période donnée, généralement sur une année. Plus précisément, l’impact factor d’une revue est calculé en divisant le nombre total de citations reçues par les articles publiés dans cette revue au cours des deux années précédentes par le nombre total d’articles publiés dans cette même revue au cours de ces deux années.
Pourquoi est-ce que c’est important ?
Un impact factor plus élevé est généralement considéré comme indicatif d’une plus grande visibilité et influence de la revue dans la communauté scientifique. Par conséquent, de nombreux chercheurs et universités utilisent l’impact factor comme l’un des critères pour évaluer la qualité et la réputation d’une revue scientifique, ainsi que la contribution des chercheurs qui y publient leurs travaux.
Cependant, l’utilisation de l’impact factor comme mesure d’évaluation présente des limitations évidentes, comme illustré ici : cela peut contribuer à perpétuer des biais existants, où les chercheurs ont tendance à citer davantage les travaux d’hommes que ceux de femmes, ce qui peut influencer les chiffres de l’impact factor, qui va automatiquement désavantager les candidatures des femmes aux postes de chercheuses et enseignantes universitaires…
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Fusionner des cellules cérébrales avec une IA, le projet fou d’une équipe financée par le gouvernement australien
Une équipe australienne obtient un financement de 600 000 dollars pour fusionner les cellules cérébrales humaines avec l’IA. L’équipe est celle-là même qui avait créé l’an dernier DishBrain, un amas de cellules capable de jouer à Pong et qui semblait pourvu de sentience. Souvenez-vous, on vous en avait parlé ici. L’idée est de créer des ordinateurs biologiques programmables. Ca fait flipper ou ça fait flipper ?…
Résoudre le problème de « l’oubli catastrophique »
D’après l’équipe de recherche, l’intérêt d’une telle IA serait de pouvoir apprendre tout au long de sa vie. En effet, les réseaux de neurones artificiels souffrent de ce que l’on appelle « l’oubli catastrophique ». En gros, une IA se spécialise souvent sur un type de tâche, alors que notre cerveau à nous est capable d’une grande variété d’actions. A la fin d’une tâche et avant d’en apprendre une nouvelle, notre cerveau sait quelles synapses préserver pour continuer à « savoir faire », alors que les réseaux de neurones artificiels remploient arbitrairement certaines de leurs parties tout en en oubliant d’autres, limitant ainsi leur capacité à généraliser et à maintenir une performance équilibrée sur diverses tâches. Ce n’est pas la première fois que des chercheurs en IA souhaitent s’inspirer du cerveau humain pour contrer l’oubli catastrophique des machines. Par exemple, en 2021, une équipe du CNRS proposait une solution ici (article en français, plus ou moins grand public et ici l’article scientifique dans Nature Communications en anglais). Cette solution française était 100% artificielle.
L’émergence de l’intelligence organoïde ultra-efficace
« Intelligence organoïde », c’est le terme proposé par les équipes de recherche de la Johns Hopkins University, une des plus prestigieuses universités américaines, connue pour son excellence en recherche, en particulier dans le domaine de la médecine, pour désigner l’utilisation de cellules biologiques pour créer des intelligences artificielles. Pour eux, l’enjeu majeur est plutôt celui de la consommation énergétique. Et pour cause : pour réaliser un calcul de 1 exaflop, il faut un superordinateur de 21 mégawatts. Un cerveau humain peut faire le même calcul, avec seulement 20 watts. C’est pourquoi ils ont lancé dans la revue Frontiers in Science (en anglais) un appel à la collaboration scientifique, pour transformer ce concept en réalité. Les difficultés à surmonter sont :
- les défis biologiques : développer des organoïdes cérébraux actuels en structures 3D complexes et durables, les connecter à des dispositifs d’entrée et de sortie de nouvelle génération,
- les défis informatiques : nouveaux modèles, algorithmes et technologies d’interface pour communiquer avec les organoïdes cérébraux, comprendre leur processus d’apprentissage et de calcul, ainsi que traiter et stocker les énormes quantités de données qu’ils généreront,
- et bien sûr, les défis éthiques : une approche d’éthique intégrée impliquant des équipes interdisciplinaires composées d’éthiciens, de chercheurs et de membres du public qui identifient, discutent et analysent les problèmes éthiques, puis fournissent des retours pour orienter les futures recherches et initiatives.
Un financement militaire
Le financement obtenu émane de l’ONI et du NSSTC, deux organes du gouvernement australien, qui espère en tirer un positionnement privilégié sur ces technologies. Le NSSTC ou « National Security Science and Technology Centre » (Centre de science et de technologie pour la sécurité nationale), est une initiative de recherche gérée par l’organisme de recherche et de développement de la défense australien, le « Defence Science and Technology » (DST). Ce centre se concentre sur la recherche et le développement de technologies liées à la sécurité nationale, notamment dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure et de la gestion des crises. L’Office of National Intelligence (ONI) est l’agence centrale responsable de la coordination et de l’intégration du renseignement à l’échelle nationale. Son rôle principal est de fournir des évaluations et des analyses de renseignement pour soutenir les politiques de sécurité nationale et les décisions du gouvernement australien.
Article en anglais sur le site du Guardian (grand public)
Et quelques liens en français, un peu confidendiels (désolée, je n’ai pas trouvé mieux) :- Neozone : L’invention d’un procédé pour fusionner des cellules cérébrales avec une intelligence artificielle (IA)
- LeBigData : Ces futurs robots de combat seront dotés d’une IA semi-biologique (un titre *à peine* alarmiste et presque pas exagéré… – en fait si un peu quand même)
Dans cet article, ChatGPT a été utilisé pour générer des descriptions du NSSTC et de l’ONI et résumer une partie de l’article Frontiers in Science.
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[Veille] Ecouter de la musique a un effet analgésique amplifié quand on bat la mesure
Aujourd’hui, je vous fais un petit résumé vulgarisé d’une étude sympathique menée par Lucy M. Werner,Stavros Skouras,Laura Bechtold,Ståle Pallesen,Stefan Koelsch dans le cadre d’une collaboration entre l’Allemagne et la Norvège.
A la base de l’étude, les scientifiques se sont dit que :
- Oui, le fait d’écouter de la musique réduit la sensation de douleur, mais c’est un effet tellement léger qu’on peut se demander si ça sert à quelque chose.
- Par ailleurs, le fait de se synchroniser à la musique, par exemple en dansant, en frappant dans ses mains ou en battant la mesure, a des effets connus sur les liens sociaux et sur les émotions. Et les liens sociaux et les émotions, ça peut jouer sur la perception de la douleur.
=> D’où la question : est-ce que par hasard le fait d’écouter de la musique EN SE SYNCHRONISANT en battant la mesure réduirait la douleur PLUS que simplement écouter de la musique, ou en n’écoutant rien du tout ?
Ils ont donc infligé des douleurs (en leur appuyant plus ou moins fort et longtemps sur les doigts avec un appareil) à 4 groupes de personnes volontaires : un groupe qui écoutait de la musique sans bouger, un groupe qui écoutait de la musique en battant la mesure, un groupe qui battait la mesure mais sans musique, et un groupe qui n’avait pas de musique et ne bougeait pas.
Résultat : quand on écoute de la musique tout en battant la mesure, l’effet de réduction de la douleur est fort. L’explication proposée est que le fait de battre la mesure en cadence avec la musique tout en se synchronisant active des circuits liés à l’attention et aux émotions, qui amplifient l’effet anti-douleur de base de la musique. D’ailleurs, l’effet anti-douleur est d’autant plus puissant qu’on apprécie la musique en question (sans blague…), mais n’est en revanche pas lié au fait d’avoir entendu ladite musique 1000 fois (personnellement je trouve aussi douloureux d’entendre certains morceaux à la radio pour la 1000e fois, si ce n’est plus). Et aussi, on apprécie un micro-poil plus la musique quand on bat la mesure plutôt que quand on est passif. Je vous passe les détails sur le système opioïde endogène (en gros, la musique c’est mieux que la drogue #tmtc).
Pour en savoir plus, retrouver ici l’article scientifique en anglais et en accès libre.
Références : Werner, L. M., Skouras, S., Bechtold, L., Pallesen, S., & Koelsch, S. (2023). Sensorimotor synchronization to music reduces pain. PLOS ONE, 18(7), e0289302. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0289302
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[Veille] Nouvelle réunion sur les Neurodroits à l’UNESCO
Ce mois-ci, la revue Nature se fend d’un article (grand public) sur les dernières actus des neurodroits. Liam Drew revient brièvement sur la réunion du 13 juillet dernier organisée par l’Unesco à Paris. Retrouvez son article dans Nature dans son intégralité ici en anglais. TL;DR : le marché explose, les applications cliniques sont nombreuses, les dérives possibles aussi. Les questions éthiques abondent notamment sur la question de la vie privée, il devient urgent de réguler les marchés. Tous les spécialistes plaident en faveur des neurodroits. Et il faut débattre… Justement, nous arrivions à la même conclusion, dans notre article en avril dernier (en français, celui-ci !) qui faisait le point sur les textes et initiatives existantes.
Bonne lecture !
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ChatGPT & la chambre chinoise : les limites des modèles de langage
Les modèles de langage ont fait des progrès significatifs ces dernières années, en générant des réponses sophistiquées qui imitent le langage humain. Tout le monde ou presque s’est amusé à discuter avec ChatGPT et en a été époustouflé… jusqu’à se rendre compte qu’il racontait parfois n’importe quoi. Avec ChatGPT, on a vraiment l’impression de discuter avec une personne à la fois savante et mythomane.
Nous allons essayer d’expliquer simplement, et à l’aide d’une analogie avec une célèbre expérience de pensée philosophique, pourquoi il en est ainsi.
Comment fonctionne ChatGPT ?
ChatGPT est un chatbot qui utilise le modèle de langage GPT (Generative Pre-trained Transformer), un type de modèle d’apprentissage en profondeur (deep learning) qui utilise une architecture de Transformer (basée sur des réseaux de neurones) et développé par OpenAI.
Comment fonctionne GPT ?
GPT convertit d’abord le texte d’entrée en une séquence de « tokens », qui peuvent être considérés comme des unités discrètes de signification (mots ou partie de mots). C’est ce qu’on appelle la tokenisation, dont le but est de transformer le texte brut en un format plus facile à traiter par un modèle d’apprentissage automatique. En découpant le texte en unités distinctes, le modèle peut comprendre plus facilement les relations entre les mots et les phrases dans le texte. Prenons par exemple la phrase « Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume. » Une tokenisation simple pourrait diviser cette phrase en mots individuels, ce qui donnerait une séquence de tokens telle que [« Portez », « ce », « vieux », « whisky », « au », « juge », « blond », « qui », « fume », « . »].
Une fois que le texte a été tokenisé, chaque token doit être représenté par un vecteur numérique que le modèle d’apprentissage automatique peut utiliser. C’est là que l’embedding entre en jeu.
Un embedding est une représentation vectorielle d’un token qui capture son sens dans le texte. Les embeddings sont généralement appris par le modèle lors de l’entraînement. L’idée clé derrière les embeddings est que les tokens similaires doivent être représentés par des vecteurs similaires. Par exemple, les mots « chien » et « chiot » sont similaires en sens et doivent donc avoir des embeddings similaires.
Illustrations d’embeddings. A gauche, une représentation en 2D et à droite une représentation en 3D. Les termes proches sémantiquement apparaissent groupés. De plus, le déplacement pour passer de “homme” à “femme” est similaire à celui pour passer de “roi” à “reine”, ce qui montre que la différence entre chaque terme est similaire.
Grâce à l’architecture Transformer utilisée par GPT, l’embedding va être dynamique. Cela signifie qu’un même mot ayant plusieurs sens différents, aura différents vecteurs. Ces vecteurs seront contextualisés en fonction des autres mots et phrases du texte.
Le mot « apple » en anglais peut référer à une pomme ou à la marque. Le mot « bank » peut se référer à une banque ou une rive. Avec l’architecture Transformer, le vecteur pour représenter ces mots sera différent en fonction du contexte dans lesquels ils se trouvent.
Après la phase de tokenisation, le modèle va être entrainé via un processus appelé apprentissage auto-supervisé, où il apprend à prédire le prochain mot dans une séquence de texte, étant donné tous les mots précédents : GPT est présenté avec une séquence d’entrée de tokens et est invité à prédire le token suivant dans la séquence. Les paramètres du modèle sont mis à jour en fonction de la différence entre le token prédit et le token suivant réel dans la séquence. En faisant cela des millions de fois sur un corpus de textes très large, GPT apprend à modéliser la distribution de probabilité des mots et des phrases dans la langue, ce qui lui permet de générer des réponses cohérentes et plausibles à l’entrée de texte.
Pourquoi je vous explique tout ce charabia ? Parce que je veux que vous compreniez que GPT fonctionne en utilisant l’apprentissage non supervisé (c’est-à-dire qu’il apprend tout seul) pour créer des modèles statistiques. Il crée des relations mathématiques entre les signifiants (les ensemble de caractères formant des mots) mais n’a aucune connaissance des signifiés (les concepts derrière chaque mot). En gros : ChatGPT ne comprend rien de ce qu’il dit.
Petit aparte : vous imaginez bien que si on entraine GPT sur les dires de Maitre Gims, le modèle calculera une proximité entre Egypte, pyramide et électricité, et vous obtiendrez des réponses complètement fausses d’un point de vue scientifique et historique.
La Chambre Chinoise de Searle
On peut faire une analogie avec l’expérience de pensée de la Chambre Chinoise proposée en 1980 par le philosophe John Searle. Ce dernier a utilisé cette expérience pour contester l’idée de l’IA forte (autrement appelée AGI en anglais) qui suggère qu’une machine peut véritablement comprendre le langage et avoir une conscience.
L’expérience se déroule comme suit : imaginez que vous êtes dans une pièce et que vous ne parlez ni ne comprenez le chinois. Vous recevez des caractères chinois écrits qui vous sont transmis par une fente dans le mur. Vous avez à votre disposition un livre d’instructions qui vous indique quels caractères chinois utiliser pour répondre à ceux reçus. Le livre d’instructions est si détaillé que vous pouvez produire une réponse à n’importe quel caractère chinois que vous recevez.
Maintenant, imaginez que quelqu’un à l’extérieur de la pièce commence à vous passer des messages écrits en caractères chinois à travers la fente dans le mur. À l’aide du livre d’instructions, vous êtes capable de produire des réponses aux messages qui vous sont transmis. Les réponses sont si convaincantes que la personne de l’autre côté du mur croit communiquer avec quelqu’un qui comprend le chinois.
Cependant, vous, la personne dans la pièce, ne comprenez pas du tout le chinois. Vous suivez simplement les instructions du livre pour produire les réponses correctes. C’est là le cœur de l’argument de Searle : tout comme vous dans la chambre chinoise, un programme informatique peut manipuler des symboles de manière à produire l’apparence de compréhension, mais il ne comprend rien en réalité.
Searle soutient que la compréhension du langage nécessite plus que la simple capacité à manipuler des symboles (des signifiants) selon un ensemble de règles. Elle nécessite une véritable compréhension des concepts (les signifiés) derrière les symboles, et une expérience subjective, ce dont ne disposent pas les machines.
Que ce soit ChatGPT ou la Chambre Chinoise, dans les deux cas les systèmes manipulent des signifiants (les mots, les caractères) avec des règles (statistiques dans le cas de GPT), et ce sans comprendre les signifiés (les concepts). Même si ChatGPT et d’autres modèles de langage ont fait des progrès significatifs dans la génération de réponses sophistiquées, ils leur manquent toujours la capacité de comprendre réellement le sens des mots qu’ils utilisent.
Maintenant, vous savez que ChatGPT n’est pas si intelligent que ça, et j’espère que vous garderez cela à l’esprit quand vous l’utiliserez : il faut toujours vérifier les réponses qu’il vous fournit !
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Face aux neurotechnologies, des neurodroits ?
Les neurotechnologies ouvrent de nombreuses possibilités, à la fois thérapeutiques et commerciales. Leurs implications sont nombreuses : à côté des promesses d’amélioration du bien-être physique et psychique, elles ouvrent la porte à des questionnements sur les responsabilités individuelles et collectives, sur la vie privée, sur l’identité. Par ailleurs, il s’agit de dispositifs hautement technologiques, aujourd’hui utilisés par une population vulnérable médicalement. Petit à petit, la nécessité d’avoir une réflexion éthique et légale sur les questions de fond aussi bien que sur la protection spécifiques des usager·e·s fait son chemin auprès des institutions. Dans cet article, je recense différents textes institutionnels relatifs au domaine des neurotechnologies, issus d’organismes français ou internationaux. Bientôt, des textes de loi ?
Mise en contexte : le marché des neurotechnologies aujourd’hui
Tout d’abord, il convient de poser une définition des neurotechnologies. Je reprends ici celle du texte OCDE de 2019 (sur lequel je reviendrai plus bas) :
L’appellation « neurotechonologies » recouvre les « dispositifs et procédures utilisés pour accéder au fonctionnement ou à la structure des systèmes neuronaux de personnes naturelles et de l’étudier, de l’évaluer, de le modéliser, d’exercer une surveillance ou d’intervenir sur son activité. »
OCDE 2019Les premières applications, déjà existantes, étant médicales, on pourrait s’attendre à ce que la première instance internationale à s’en saisir soit l’Organisation Mondiale de la Santé. Pourtant, le dernier rapport ayant trait aux neurosciences et neurotechnologies date de 1997. On n’y trouve pas grand-chose d’intéressant : chirurgie oui, neurotransmetteurs oui, mais aucune trace d’électrostimulation ou d’interface cerveau-machine.
Pourtant, comme l’indique Neurotech Reports, le marché des neurotechnologies pèse aujourd’hui 9.8 milliards de dollars au niveau mondial, et on prédit une croissance de 75% à l’horizon 2026, pour s’établir à 17.1 milliards de dollars. La revue Nature alertait en décembre dernier sur cette bulle de business : tandis que les investissements augmentent, la compétition commerciale devient féroce. Les produits sont démarrés, commercialisés… puis, parfois, abandonnés, le profit n’étant pas au rendez-vous. Comme dans n’importe quelle industrie par ailleurs ; sauf qu’ici, les client·e·s sont aujourd’hui, avant tout, des patient·e·s, ayant subit des interventions particulièrement invasives pour devenir usage·re·s de dispositifs particulièrement complexes. Abandonnés par les constructeurs, il devient impossible de faire fonctionner les équipements. Le dispositif, désormais inutile, peut même devenir franchement nuisible lorsqu’il devient un obstacle à d’autres soins. L’article de Nature relate de façon assez incroyable comment un de ces usagers abandonnés a dû s’appuyer sur ses propres compétences d’ingénieur électricien à la retraite pour remplacer lui-même les batteries de son stimulateur anti-migraine. Comment sécuriser les patient·e·s ? Le journal évoque des pistes : provisionner des enveloppes financières afin d’assurer la continuité de service en cas de défaut de l’entreprise ; conditionner les subventions et investissements à l’existence de telles provisions ; mais aussi standardiser les systèmes (connecteurs, électrodes, batteries notamment), souvent propriétaires, afin de faciliter leur maintenance par des tiers – comme c’est le cas pour les pacemakers cardiaques, depuis les années 90.
Premier rapport français en 2008, entrée dans la loi Bioéthique en 2011
En mars 2008 a lieu dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale une Audition publique ayant pour titre Exploration du cerveau, neurosciences : Avancées scientifiques, enjeux éthiques. Le rapport en français est disponible ici. L’objet de cette audition est de cerner l’impact juridique et social des recherches sur le cerveau à la lumière des nouvelles technologies, en vue de la révision de la loi Bioéthique. Cette révision aura lieu en 2011, et incluera pour la première fois des considérations liées aux neurosciences.
La loi Bioéthique 2011 est disponible ici ; selon le Titre VIII – Article 45 :
- Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires. (Code Civil)
- C’est le Ministère de la Santé qui définit les règles de bonnes pratiques applicables aux examens d’imagerie cérébrale à des fins médicales en tenant compte des recommandations de la Haute Autorité de Santé. (Code de la Santé Publique)
En 2012, le Centre d’Analyse Stratégique publiera également un rapport sur l’émergence du Neurodroit, il s’agit d’un document de travail.
Décembre 2019 : première norme internationale sur l’Innovation Responsable dans les neurotechnologies
Il faudra ensuite attendre 2015 pour qu’une autre institution internationale, l’OCDE, se saisisse du sujet en préparant une recommandation sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies, qui sera publiée en 2019. Il s’agit de la première « norme internationale » sur le sujet, mais ce texte n’a qu’une valeur de recommandation et non une valeur d’obligation. L’OCDE évoque les risques suivants : « Ces questions ont notamment trait à la protection des données (cérébrales), aux perspectives d’augmentation de l’être humain, à la réglementation et la commercialisation d’appareils directement destinés aux consommateurs finaux, à la vulnérabilité des schémas cognitifs à l’égard des manipulations commerciales ou politiques, et aux inégalités d’utilisation et d’accès. Les questions de gouvernance soulevées par les neurotechnologies touchent l’intégralité du processus d’innovation, de la recherche fondamentale sur le cerveau, la neuroscience cognitive et d’autres sciences inspirées du cerveau jusqu’aux problématiques de commercialisation. »
Le texte est accessible en français ici.
2021, une année décisive au niveau international
L’année 2021 semble être charnière, avec une activité au niveau international et interne à plusieurs pays. Alors que la France crée une task force suite à la recommandation de l’OCDE (voir plus bas), le Chili devient en octobre 2021 le premier au monde à mettre en lecture de ses institutions législative un amendement constitutionnel relatif aux neurodroits. La loi définit alors la notion de « données neuronales » afin de les considérer comme un organe, dont il faut assurer l’intégrité au même titre que le reste du corps. Je n’ai pas trouvé le texte, mais l’UNESCO en a fait un article en français ici, et des informations en espagnol sont également accessibles sur le site du Sénat chilien.
Pendant ce temps, le Conseil de l’Europe continue à se poser des questions, et tient table ronde sur le thème : « Neurotechnologies et Droits Humains : Avons-nous besoin de nouveaux droits ? ». Les vidéos, le rapport et le résumé sont disponibles ici.
De son côté, l’UNESCO publie en décembre 2021 un rapport (initialement annoncé pour mars) alertant sur les enjeux éthiques des neurotechnologies car « Les risques de dérives de technologies explorant ou modulant notre système nerveux vont s’accroître ».
Dernières actualités : 2022
Suite à cette jolie pile de rapports de l’OCDE, de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe, retour en France à l’Assemblée Nationale pour l’émission en janvier 2022 d’une note scientifique sur les neurotechnologies. J’imagine que ce type de petit texte récapitulatif est partie d’un travail préparatoire qui amènera nos décideurs à légiférer sur le sujet, car (je cite) : « Les enjeux éthiques sont croissants et plaident pour une régulation de ces technologies comme en témoignent de nombreuses initiatives au niveau international. » On pourra s’amuser, ou pas, de la lenteur du processus, quand on sait que l’une des neurotechnologies les plus invasives, la stimulation cérébrale profonde chronique, a été mise au point dans sa forme actuelle en France… dans les années 80.
A la suite de la recommandation OCDE, la task force française créée en 2021 sort sa première action fin 2022 : de proposer aux entreprises d’adhérer à une charte de développement responsable des neurotechnologies, texte co-construit avec les différents acteurs. Ce très court texte, document encore une fois « sans contrainte juridique » de 3 pages (en réalité, seule 1 page contient lesdits principes, est disponible ici. Il évoque les 5 engagements suivants :
- Protéger les données cérébrales personnelles
- Assurer la fiabilité, la sûreté et la sécurité des dispositifs médicaux et non médicaux
- Développer une communication éthique et déontologique
- Prévenir les usages abusifs, les applications et les manipulations malveillantes
- Prendre en compte les attentes sociétales
Au niveau international, en août 2022 paraît un document présenté comme « un premier rapport au niveau mondial » : le rapport Neurotechnology, law and the legal profession report, développé par l’école de droit de Sydney, commandité par la Law Society of England and Wales. C’est une première dans le sens où les juristes, et non les législateurs ou décideurs, s’emparent du sujet. Parmi les questions évoquées, les juristes s’interrogent sur la surveillance des pensées des criminels, sur l’intervention cérébrale préventive, sur le piratage des neurotechnologies, ou encore sur la responsabilité légale des patients implantés. Il y a également une partie qui explore les impacts des neurotechologies sur l’activité des avocats et juristes, dans leur quotidien (surveillance des employés, paiement à la charge cognitive réelle…). Ce rapport a le mérite de se poser des questions pratico-pratiques. Il est disponible ici et en version abrégée ici.
En conclusion : les cinq « neurodroits » fondamentaux de la NeuroRights Foundation
[séquence opinion personnelle] Dans le domaine des neurotechnologies, on se retrouve au même stade que dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais en moins avancé. On sait qu’il y a des enjeux, on sait qu’il va y avoir des problèmes, mais on est sur des échelles de temps moyen ou long non compatibles avec le temps politique… donc on répond « ah, oui, il va falloir faire quelque chose, bientôt », et puis voilà. Quand on connait le peu d’affinité des décideurs avec la culture technologique, on se dit qu’on n’est pas sortis de l’auberge. En même temps, c’est au pied du mur qu’on voit le mieux le mur. [fin de la séquence opinion personnelle]
Heureusement, des groupes se mobilisent, dont la NeuroRights Foudation. Cette fondation issue de l’Université Columbia à New York est une initiative interdisciplinaire qui explore les questions éthiques et juridiques liées à la neuroscience et promeut les droits des individus en matière de protection de la vie privée et de la dignité. Pour résumé les enjeux à venir, je reprends les 5 neurodroits fondamentaux proposés par cette institution. Ces neurodroits devraient être :
- Droit à l’Identité personnelle : Il s’agit de limiter toute neurotechnologie qui altérerait le sentiment d’identité d’une personne et d’empêcher la perte de l’identité personnelle par la connexion à des réseaux numériques externes.
- Droit au Libre arbitre : Il s’agit de préserver la capacité des personnes à prendre des décisions de manière libre et autonome, c’est-à-dire sans aucune manipulation par le biais des neurotechnologies.
- Droit à la Vie privée mentale : Elle protège les individus contre l’utilisation des données obtenues lors de la mesure de leur activité cérébrale sans leur consentement et interdit expressément toute transaction commerciale impliquant ces données.
- Doit à L’égalité d’accès : Il s’agit de réglementer l’application des neurotechnologies pour augmenter les capacités cérébrales, afin qu’elles ne soient pas réservées à un petit nombre et ne génèrent pas d’inégalités dans la société.
- Droit à la Protection contre les biais : Il s’agit d’empêcher que les personnes soient discriminées sur la base de tout facteur, comme une simple pensée, qui peut être obtenu par l’utilisation des neurotechnologies. »
▶ Nos derniers articles de veille sur les neurotechnologies :
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Pourquoi des femmes en sciences cognitives ?
Du 13 au 19 mars 2023 aura lieu la Semaine du Cerveau, événement national de vulgarisation scientifique. En parallèle, La Casemate – Territoire de Sciences, établissement de culture scientifique grenoblois, organise tous les ans un marathon d’édition Wikipédia visant à augmenter la visibilité des Femmes de Science dans l’encyclopédie, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes. Cette année, les efforts se combinent pour proposer une soirée-marathon d’édition Femmes de Tête, le jeudi 16 mars. Mais au fait, pourquoi se prendre la tête sur ce sujet ?
Les femmes scientifiques sont peu ou mal représentées dans les médias grand public
Les femmes scientifiques ont une présence moins importante dans Wikipédia, mais aussi dans les médias, elles sont souvent peu ou mal citées, même lorsque leur recherche est présentée.
Par exemple, dans cet article de Sciences et Avenir, qui présente une étude menée par Laurie Bayet principalement (première autrice), on mentionne « des chercheurs du laboratoire de psychologie et neurocognition de l’UGA » et « une équipe de recherche française ». Le nom de la chercheuse n’est mentionné que pour légender le graphique tout en bas de l’article. Or, cette non-représentation peut être un frein au choix de carrières scientifiques pour les jeunes femmes.
C’est un fait qui est clairement identifié. Si vous voulez creuser le sujet, voilà un peu de lecture et encore de la lecture. Heureusement, des plateformes commencent à prendre le sujet à bras le corps. Vous cherchez des expertes à solliciter dans un média ? Il y en a quelques-unes par ici (pas seulement propre au domaine scientifique).
Les spécificités des femmes sont moins étudiées en science, et donc moins bien prises en charge : l’exemple de l’autisme au féminin
Pourtant, l’équilibre des sexes et des genres dans la population des chercheur-ses contribuerait à une meilleure complétude de la recherche. Prenons l’exemple de l’autisme. On rapporte souvent un ratio de 1 femme pour 4 hommes, or cette méta-analyse indique un ratio probablement plus proche de 1 pour 3, indiquant un risque pour des femmes de ne pas recevoir diagnostic et aide associée. Adeline Lacroix, que nous recevrons lors de la soirée d’édition Wikipédia du 16 mars, s’intéresse notamment à la question du genre dans l’autisme car en recevant son propre diagnostic, elle a pris la mesure du manque de données scientifiques concernant l’autisme chez les femmes.
Cet article tout récent de Nature pointe le besoin d’accorder plus d’importance à la fois au sexe et au genre dans l’étude des troubles neurodéveloppementaux tels que l’autisme (au passage, les deux autrices de ce blog sont sur le spectre ; ce blog est juste une façon discrète de faire de l’info-dump sur nos intérêts spécifiques communs…).
Attention, je ne parle pas ici d’étudier le neuromythe du cerveau genré, qui a été rejeté maintes et maintes fois par la science, mais bien du fait que les données scientifiques sont collectées sur des hommes uniquement, et les résultats obtenus, par exemple l’efficacité d’un traitement médical, sont généralisés aux hommes et aux femmes. La recherche médicale est inégalitaire et sexiste.
Le constat est le même pour les minorités ethniques
Les personnes noires sont à la fois moins présentes dans les métiers de la recherche, moins représentées dans les médias scientifiques, et moins susceptibles d’être intégrées à des études en tant que sujet. Pour ce dernier point, une des raisons invoquées est… la flemme. Ou, pour reformuler, l’incompatibilité des méthodes de mesures existantes (EEG, NIRS) avec les coiffures, le type de cheveux, ou la couleur de peau (AKA la flemme d’adapter les méthodes existantes). Cet article de Nature explique très bien le problème, et pourquoi il est urgent de le prendre à bras le corps.
D’ailleurs, ce biais ethnique se niche également au sein de la recherche portant sur les femmes, comme le montre cette étude sur les biais raciaux dans la recherche sur le cerveau dans la maternité.
Plus de femmes en science, c’est une meilleure science pour la moitié de l’humanité
Voici un autre exemple dans Nature où ce sont des femmes (dont Annemarie Schumacher Dimech) qui sont à l’origine de recherches SUR les femmes.
Plus de femmes en science, c’est une meilleure recherche pour tout le monde, et donc un meilleur accès aux soins. Plus de diversité en science, c’est une meilleure science au service de l’humanité, plus imaginative, plus solidaire, plus précise, plus adaptée. Si vous ne me croyez pas, même Nature le dit.
Réduisez les inégalités, rejoignez l’éditathon en ligne
Ca vous a convaincu-e ? Vous avez envie de faire bouger les lignes ? Si vous êtes journaliste, vous pouvez mettre en avant les travaux des femmes de science, en les nommant. Sinon, vous pouvez rejoindre ce marathon d’édition Wikipédia. Il aura lieu en présentiel à Grenoble le 16 mars mais aussi toute la semaine, en ligne. Plus d’information sur la page du projet ici, et un petit tuto pour créer votre compte de wikipédien-ne là.
Et bien sûr, si vous avez des questions, vous pouvez les poser en commentaire sous l’article !
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[Veille] Oiseaux bricoleurs, singes bavards et ados à problèmes – dernières nouvelles des animaux
La veille du jour porte sur les compétences des animaux : oiseaux bricoleurs, langue des signes des singes, et prise de risque chez l’ado chimpanzé comparé à l’humain.
Les cacatoès sont capables de choisir un outil en fonction de la tâche à réaliser
Les cacatoès sont capables de se créer une caisse à outils, et ils utilisent ceux-ci à bon escient. Ils sont mêmes capables de prévoir les tâches à venir, et de préparer leurs outils à l’avance. Voici donc la 3e espèce chez qui on a pu constater cette compétence, après les humains, et les chimpanzés.
Pour en savoir plus :
- Article en anglais dans le New York Times
- Publication scientifique en anglais dans Current Biology : « Flexible tool set transport in Goffin’s cockatoos » – DOI
Les chimpanzés et les bonobos pratiquent une langue des signes que nous pouvons comprendre
Les humains sont capables de comprendre une vingtaine de gestes que les chimpanzés et les bonobos utilisent pour communiquer entre eux, montre une expérience écossaise. Elle suggère que nous partageons une langue des signes commune avec ces primates sauvages.
Pour en savoir plus :
- Article en français dans Sciences et Avenir
- Publi scientifique en anglais dans PLOS Biology : « Towards a great ape dictionary: Inexperienced humans understand common nonhuman ape gestures » – DOI
Les chimpanzés adolescents moins impulsifs que les ados humains
Les ados humains ne sont pas spécialement célèbres pour leur retenue. En effet, chez eux, une zone du cerveau appelée le cortex ventromédial préfrontal, qui agit un peu comme un frein à main, est incomplètement développée, ce qui les rend susceptibles d’agir de façon risquée… Il se trouve que l’on peut dire la même chose des ados chimpanzés… excepté qu’eux sont un peu moins impulsifs !
Pour en avoir plus :
- article en anglais dans Popular Science
- publi scientifique en anglais dans le Journal of Experimental Psychology : « Distinct Developmental Trajectories for Risky and Impulsive Decision-Making in Chimpanzees » – DOI
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