Un article de Joshua Rothman dans le NewYorker à consulter sur ce lien (magazine que j’aime beaucoup pour la pertinence de ses sujets et la richesse de ses informations, le tout agrémenté d’un ton satirique et/ou décalé) daté de 2016 nous invite à nous poser cette question pas si saugrenue : serait-il possible que nous vivions en réalité dans une simulation numérique ?
Cette question intéresse non seulement les auteur·ices de science-fiction, mais aussi les philosophes tels que Nick Bostrom, prospectiviste de la très vénérable université d’Oxford. Elle repose sur les postulats suivants :
- Il est possible de simuler un cerveau (neurones, synapses, courants électriques, échanges d’information), et j’ajoute : de fabriquer un corps (capteurs-sens, câbles-nerfs, actionneurs-muscles…) ; ou du moins on peut imaginer pouvoir le faire dans un futur proche, grâce aux progrès technologiques notamment en termes de puissance de calcul. Jusqu’à preuve du contraire, on n’a pas encore réussi à démontrer que la conscience est autre chose qu’une propriété émergent dudit cerveau-corps. La création d’un cerveau-corps artificiel pourrait donc être nécessaire et suffisante à l’émergence d’une forme de conscience.
- De futures civilisations ayant accès à ces technologies pourraient tout à fait être tentées de faire des simulations de civilisations passées (au hasard : que se passerait-il si une civilisation décidait de privilégier les intérêts économiques au détriment de la gestion de l’urgence écologique ? … mais je m’égare).
Il suffit que deux simulations existent pour qu’entre 2 réalités et une fiction… nous ayons plus de chances de faire partie de la fiction que de la réalité. Nous pourrions donc nous-mêmes être des créatures virtuelles conscientes, en train de vivre une simulation.
Pourquoi réchauffer maintenant cet article, me direz-vous ? C’est en regardant la série Peripheral – Les Mondes de Flynne, actuellement en diffusion payante sur Amazon Prime, que j’ai repensé à cette phrase de l’article : « we are, in fact, digital beings living in a vast computer simulation created by our far-future descendants ». (Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas en train de spoiler !)
Par ailleurs, cette notion de simu de civilisation fait aussi écho aux récentes déclaration des autorités du Tuvalu, état et archipel polynésien e 9 îles aux 12000 habitant-e-s situé dans le Pacifique Sud.
Cet état, le premier menacé par la montée des eaux imputable au réchauffement climatique, risque d’être submergé entièrement à la fin du siècle. Pendant la COP27, le ministre des Affaires Etrangères Simon Kofe a indiqué leur projet, pour préserver la culture et le patrimoine du pays, de devenir la première nation entièrement digitalisée dans le Metaverse. Pour en savoir plus, c’est ici en français, ou là en anglais.
Mais si nous sommes « les vrai·e·s », celleux qui vivent avec au moins un pied dans le réel, parfois dramatique, de l’autre côté du miroir il y a aussi « les autres », des robots, des créatures virtuelles, qui, conscientes ou non, existent déjà. Parmi elles, on peut compter les agents conversationnels, plus communément appelés « chatbots » (pour chatting robot, littéralement « robot qui papote »). Certains agents conversationnels sont programmés de façon à imiter le style d’une personne en particulier. Quand le modèle est une personne décédée, on parle de « deadbot ».
Le 7 novembre dernier, la revue de presse de Claude Askolovitch sur France Inter raconte une étrange histoire, celle de Jessica et Joshua. Plutôt que de faire un vilain résumé de résumé, je reprends les si jolis mots du chroniqueur :
« Dans la revue XXI, vous lirez un couple non pas de scène mais de vie, et que la mort a séparé si tôt… Jessica est morte d’une maladie rare âgée de 23 ans et après elle son fiancée Joshua n’a plus vraiment vécu… Huit ans plus tard, une intelligence artificielle a rendu Jessica à Joshua, un programme expérimental capable de manier le langage humain avec des personnalités, des subtilités des étonnements, que Joshua a nourri de tout ce qu’avait été Jessica, -sen sont suivi des conversations troublantes poignantes entre Joshua et la Jessica recréée, lui : c’est de la magie, elle, je n’aime pas la magie, où suis-je, lui où as-tu l’impression d’être, elle partout et nulle part… Le double cyber de Jessica a fini par s’éteindre, s’éteint faute de batterie, elle est partie disant « bonne nuit je t’aime », Joshua va mieux, vous apprendrez que les fantômes cyber dorment aussi, et vous serez, ou bien plombés par l’irréalité, ou bien légers comme devant un ballet. »
Ce résumé m’a interpellé : j’ai voulu en savoir plus… N’ayant pas trouvé cet article au format numérique (seulement le lien pour acheter le numéro papier de la revue XXI), j’ai fait une recherche plus large et ai retrouvé la publication originelle de Jason Fagon dans le San Francisco Chronicle en 2021, série d’articles qui ressemble à une fiction et qui, pourtant, est bel et bien un reportage.
Dans cet interview au Nieman Storyboard, publication de la Fondation Nieman pour le Journalisme à Harvard qui s’intéresse particulièrement au journalisme narratif et au story-telling informationnel, le journaliste témoigne du processus d’écriture de cette incroyable série d’article. Je m’arrêterai un instant sur l’extrait suivant :
« In the end, he only asked me to cut a single sentence. It was part of seed text, the “intro paragraph,” that he used to create the Jessica bot. He said he was concerned that other people would enter the same text into the website and make their own versions of her, which felt strange to him, and I agreed to replace that one sentence with ellipses. »
« A la fin, [Joshua] m’a seulement demandé de couper une unique phrase. Elle faisait partie du texte-seed, le « paragraphe d’intro » qu’il a utilisé pour créer le chatbot Jessica. Il m’a dit qu’il s’inquiétait de la possibilité que d’autres personnes utilisent le même texte dans le site web [Project December, voir ci-dessous] et créent leurs propres versions de Jessica, ce qui lui semblait vraiment bizarre ; et j’ai consenti à remplacer cette phrase par des ellipses. »
Rien n’indique que la Jessica virtuelle était pourvue de conscience, mais le récit interpelle. Au regard de la réflexion de Bostrom, si nous pouvons être une simulation de civilisation, nous pourrions tout aussi bien être une simulation « d’autre chose » : la prolongation d’un être cher est également une possibilité.
Le Project December existe bel et bien : il vous permet, pour la modique somme de 10 dollars de ressuciter vos mort·e·s.
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