Et si nous pouvions parler aux animaux… mais à travers une IA qui traduit leurs cris en mots humains ? Entre la célèbre expérience philosophique de la chambre chinoise et le rêve d’un dialogue inter-espèces, nous explorons aujourd’hui les promesses et les illusions de la communication animale, de l’intelligence artificielle pour le langage, et de notre propre imagination.
Un article récent publié dans Nature rapporte des avancées spectaculaires dans l’étude de la communication animale : certaines espèces, comme les bonobos ou les cachalots, semblent combiner des sons de manière non triviale, un peu comme nous le faisons avec les mots et les phrases. Ces découvertes relancent un vieux rêve humain : celui de parler aux animaux. Et avec l’aide de l’intelligence artificielle, ce rêve paraît soudain moins utopique. Mais attention : ce qui ressemble à une “traduction” pourrait bien n’être qu’une illusion algorithmique. Comme avec ChatGPT, qui donne l’impression de comprendre sans rien comprendre, ces “traducteurs inter-espèces” risquent de nous piéger dans un miroir. Avons-nous vraiment une conversation avec un dauphin, ou simplement avec une boîte noire qui manipule des signaux ?
Ce que dit l’article de Nature
L’article rapporte plusieurs résultats fascinants :
- Les bonobos, par exemple, combinent différents appels — “grunt”, “yelp”, “whistle” — pour transmettre des intentions sociales comme “viens voir” ou “restons ensemble”. On retrouve ici une compositionalité qui évoque les bases de la syntaxe humaine.
- Les cachalots utilisent des “codas” (séquences de clics) dont certaines variations ressemblent à nos voyelles ou diphtongues, suggérant une organisation acoustique complexe, proche de la phonétique humaine.

Pour autant, les chercheurs rappellent que des caractéristiques essentielles du langage humain restent introuvables : la dualité de structure (construire du sens à partir d’unités non signifiantes), le déplacement (parler d’objets ou d’événements absents) et la productivité (générer des phrases inédites). Autrement dit, si les animaux montrent des formes de combinatoire, ils n’ont pas encore démontré de “langage” au sens strict.
Et c’est là que l’IA entre en scène : en détectant des régularités dans ces signaux, en établissant des correspondances invisibles à l’oreille humaine, elle pourrait devenir l’outil clé pour “traduire” les communications animales. Mais que vaudrait vraiment cette traduction ?
Quand l’IA devient traductrice inter-espèces
Imaginons une IA entraînée sur des milliers d’heures de chants de dauphins et de cris de singes. On lui demande de traduire en français, et elle nous renvoie une phrase apparemment cohérente : “j’ai faim”, “viens jouer”, “attention danger”. Tout semble indiquer que nous avons enfin brisé la barrière des espèces.
Sauf qu’un doute immense plane : savons-nous vraiment ce que fait l’IA ? Comme tout modèle de deep learning, elle fonctionne comme une boîte noire. Elle établit des corrélations statistiques, mais ne “comprend” rien. Résultat : nous risquons de projeter du sens humain là où il n’y a qu’une manipulation de signaux.
Le parallèle avec ChatGPT : La chambre chinoise des animaux
Ce risque d’illusion n’est pas nouveau. Dans un article précédent sur Cerveaux et Robots, nous évoquions déjà le cas de ChatGPT. Les modèles de langage comme ChatGPT donnent l’impression de comprendre et de converser intelligemment, mais en réalité ils ne font que manipuler des symboles grâce à des statistiques.
Cela rappelle l’expérience de pensée de John Searle dite de la chambre chinoise (1980). Searle imaginait une personne enfermée dans une pièce, recevant des caractères chinois. Elle ne connaît pas la langue, mais dispose d’un manuel qui lui dit quel symbole renvoyer en fonction de ce qu’elle reçoit. Aux yeux d’un observateur extérieur, elle “parle chinois”. Mais en réalité, il n’y a aucune compréhension, seulement une manipulation mécanique. De meme, quand nous dialogons avec ChatGPT, l’outil génère des phrases plausibles, mais sans véritable accès au sens ni à une quelconque expérience subjective.

Ce questionnement ne concerne pas seulement ChatGPT et les modèles de langage. Imaginons maintenant que nous utilisions une IA comme “traducteur universel” entre humains et animaux. Si le système renvoie des phrases humaines apparemment cohérentes à partir des cris d’un chien ou des chants d’un dauphin, avons-nous vraiment communiqué avec l’animal, ou seulement projeté du sens sur une suite de signaux ? La chambre chinoise devient alors une chambre interespèces : une boîte noire qui manipule des symboles, mais dont nous ne savons pas si elle transmet une véritable intention.
Le mur des expériences subjectives
Et même si la traduction était correcte, un autre problème se pose : celui de l’expérience subjective. Ici, une autre expérience de pensée est éclairante : Mary la neuroscientifique (Jackson, 1982). Par des descriptions, Mary connaît tout sur la couleur rouge d’un point de vue scientifique, mais elle vit dans une pièce en noir et blanc. Lorsqu’elle sort et voit enfin le rouge, elle fait l’expérience de quelque chose qu’aucune description ne pouvait lui donner : le qualia – l’experience phenomenale qde ce que ca fait de voir la couleur rouge.

De la même façon, nous pourrons accumuler toutes les données possibles sur les signaux des dauphins, et “communiquer” sur nos experiences respectives, mais nous ne saurons jamais ce que cela fait d’être un dauphin. Le mur de l’expérience vécue reste infranchissable.
Le piège de l’anthropomorphisme
La tentation ici, est de céder à l’anthropomorphisme : croire que chaque signal traduit en français correspond à une intention animale. Mais il se pourrait que :
- l’IA fabrique des correspondances plausibles mais sans lien avec une intention de l’animal ;
- l’animal réponde par des signaux automatiques que nous surinterprétons ;
- nous soyons en fait en train de parler surtout à nous-mêmes, via un miroir algorithmique.
Wittgenstein avait déjà pointé un problème similaire avec son “argument du langage privé” : sans critères externes de vérification, comment être sûr que deux interlocuteurs partagent vraiment le même sens derrière les mots ?
Pourquoi c’est fascinant malgré tout
Entre les cris des bonobos, les codas des cachalots et les sorties d’un modèle de deep learning, se joue une énigme profonde : où s’arrête la simple communication, où commence le langage, et que veut dire “comprendre” ? Peut-être que nous ne parlerons jamais vraiment aux animaux. Mais le fait même de poursuivre ce rêve nous oblige à interroger nos propres illusions, nos biais et nos définitions du sens.
En bonus
Pour saisir toute l’ampleur de cette question, le roman Un animal doué de raison de Robert Merle offre un miroir fascinant : à travers l’histoire d’un dauphin, animal doté de pensée et de langage, Merle explore les défis, les malentendus et les surprises d’une communication inter-espèces. Lire ce roman, c’est plonger dans un monde où la rencontre entre humains et animaux devient une véritable expérience philosophique et émotionnelle — un avant-goût de ce que la science et l’IA tentent d’approcher, avec prudence et imagination.

Références
- Fieldhouse, R. (2025). AI is helping to decode animals’ speech. Will it also let us talk with them? Nature 645, 574-576 (2025). lien.
- Searle, J. (1980). Minds, Brains, and Programs. Behavioral and Brain Sciences, 3(3), 417–457. lien.
- Jackson, F. (1982). Epiphenomenal Qualia. The Philosophical Quarterly, 32(127), 127–136. lien.
- Wittgenstein, L. (1953). Philosophical Investigations. Blackwell. lien.
- Merle, R. (1967). Un animal doué de raison. Robert Laffont
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